Réseautage social centralisé : la liberté d’expression pour bébés

La censure aveugle des réseaux sociaux centralisés provient de notre manque de maturité

Internet a permis de rendre effectif des droits qui n’étaient jusqu’à présent que de l’ordre du principe, comme la liberté d’expression et le respect de la vie privée. Auparavant, seuls quelques privilégiés – les politiciens et les journalistes – avaient accès à la liberté d’expression mais Internet a changé la donne : tout le monde, le plus petit d’entre nous ayant accès à internet, possède le pouvoir d’exercer sa liberté d’expression.

Et c’est alors que nous nous apercevons que la censure est un problème. Parce qu’autrefois la liberté d’expression était réservée à une élite, il était assez facile de la contrôler et la censure passait plutôt inaperçu. Mais avec la démocratisation d’Internet, la censure devient aussi bien visible parce qu’elle s’exerce soit à grande échelle, soit sur des personnes ayant une grande visibilité. Et donc, plus que jamais, nous nous émouvons de la censure exercée abusive par Twitter ou Facebook sur certains posts.

Pourtant, cette censure est parfaitement normale, pour la simple et bonne raison que c’est ce que nous attendons d’eux.

La censure, faiblesse des réseaux centralisés

La censure est un réel problème de liberté individuelle.

Si je suis dissident et que je décide de «dissider» contre les agissements iniques de mon gouvernement en apportant les preuves de ce qui se passe, ce dernier peut décider ou tenter d’empêcher mon action de plusieurs façons. Si on n’arrive pas à me mettre la main dessus en m'envoyant en prison, on peut tout simplement censurer mes publications. Il s’agit tout simplement de supprimer mes posts sur la plateforme sur laquelle je les ai publiés et cela est d’autant plus facile si la plateforme est un système centralisé.

Un système centralisé est une boîte monolithique isolée dans laquelle toutes les règles sont les mêmes pour tout le monde. Si je publie là, tous ceux qui sont dans la même boîte voient mes publications, si le post est supprimé, il est supprimé pour tout le monde.

Si un gouvernement malintentionné veut supprimer un post de façon arbitraire et qu’il a accès de façon directe ou indirecte au système centralisé, il ne va pas se priver de le faire.

Un système centralisé est assez simple à mettre en place mais cette simplicité de gestion implique aussi des facilités de censure.

La censure consiste dans sa nature à éviter la propagation d’une information sous sa forme originelle. Le meilleur moyen de lutter contre la censure est donc de mettre un place un système qui permet le partage de l’information le plus possible et le plus rapidement possible. Plus elle sera partagée – c’est-à-dire recopiée – plus la censure sera difficile à appliquer.

C’est pourquoi un système centralisé est si sensible à la censure, parce que la recopie est limitée ou, dans le meilleur des cas, circonscrite à une seul endroit.

Le pouvoir des administrateurs de plateformes

Heureusement, tous les systèmes centralisés ne sont pas sous contrôle d’un gouvernement totalitaire. Certains sont disponibles dans le monde libre.

Mais ça ne change rien : nous voyons encore Twitter, Facebook ou Google supprimer des messages inconvenants, sans même l’intervention d’un juge, ce qui viole, de fait, les droits fondamentaux.

Pourquoi ? Parce que c’est ce que nous leur demandons.

Lorsque je publie un post et que je me rends compte qu’il est incorrect – à cause d’une faute d’orthographe par exemple – ou inconvenant – parce que des gens réagissent – je peux – ou je veux pouvoir – le modifier. Ce simple acte est lourd de conséquerces car il signifie « je peux faire quelque chose, me tromper et revenir en arrière » ou, de façon plus concise « CTRL + Z ».

Errare humanum est, nous voulons publier mais pouvoir nous tromper, parce que nous sommes humains et nous voulons en même temps ne pas subir de censure.

Pour lutter contre la censure, il suffit de recopier le post le plus possible de fois, dans le plus d'endroits différents possibles de façon à ce qu'un seul administrateur ne puissent pas y accéder facilement

Cependant, en cas de modification, il faut modifier toutes les copies physiques du post, c'est-à-dire accéder à toutes les copies… ce qui est généralement impossible. Imaginez un influenceur avec plusieurs milliers de followers. Pour modifier ou supprimer un message, il devrait demander l'autorisation à chacun d'entre eux. Mais cette difficulté est aussi la même pour tout censeur.

Si je copie un message en dehors du périmètre du pouvoir d’un gouvernement pour éviter la censure, alors ce périmètre m’est également inaccessible. De la même façon, Twitter n'a pas le pouvoir direct de censurer un message ailleurs que sur sa propre plateforme.

La modification de post, une brèche technique

Nous voyons donc apparaître la brèche technique : si je veux pouvoir modifier un post, alors je dois accéder à toutes les copies de ce post. Si j'ai accès à toutes les copies, alors l'administrateur de la plateforme y a aussi accès et peut donc exercer une censure s'il le désire. Si un individu ou un groupe malintentionné veut me censurer, alors il lui suffit d'acquérir les mêmes droits que l'administrateur. Moins il y a de plateformes à corrompre, plus la censure est aisée. Si un gouvernement veut exercer une censure, même de façon légale mais inique – dans le cas d'un régime totalitaire, par exemple – alors il lui suffit d'avoir le mandat d'un juge à sa solde.

Asymétrie et transitivité

Il faut donc bien garder à l'esprit qu'un administrateur de plateforme possède a minima tous les pouvoirs dont je dispose sur mon propre périmètre : si je peux modifier mes posts, il le peut également. Mais la réciproque n'est pas vraie : ce n'est pas parce que je n'ai pas le droit de modification qu'il ne le possède pas – parce que le code interdit à un utilisateur lambda de modifier, mais pas forcément à un administrateur. Tant que je reste sur une plateforme centralisée, je reste sous la loi du code qui s'exécute sur cette plateforme, donc en le pouvoir de l'administrateur, et il peut faire à peu près tout ce qu'il veut.

Pour lutter contre la censure, il faut donc lui ôter ce pouvoir techniquement, c'est-à-dire en dehors du code qui s'exécute, c'est-à-dire sur le plus de plateforme externes possible… ce qui signifie que cela m'ôte de facto ce même pouvoir.

La publication est irréversible

A contrario, si je publie une bêtise dans ce contexte et que je ne peux plus la modifier alors toute publication devient un acte à écriture unique. Une fois que c’est publié et partagé, il faut considérer le résultat comme étant ferme et définitif.

«C’est rude», me direz-vous. «Et si jamais on se trompe ? Comment le corriger ?»

On ne peut pas et on ne doit pas pouvoir le faire parce que si nous pouvions le faire, cela signifierait que l’administrateur du système pourrait le faire aussi et que le gouvernement qui mettrait la pression sur cet administrateur pourrait exercer son pouvoir de censure.

Un monde «bac à sable»

Si ce fonctionnement vous paraît brutal, absurde et contre-intuitif, c’est juste parce que nous avons pris l’habitude d’un internet bac à sable, un Internet pour bébé, dans lequel nous pouvions faire tout et n’importe quoi, sans conséquences, pour nous protéger du méchant World «Wild» Web.

Et ce qui nous paraît contre-intuitif ne l’est pas... parce que dans la vie physique, nous travaillons sans filet.

Lorsque nous faisons une erreur, il n’existe pas de «CTRL+Z». Lorsque nous disons quelque chose de choquant, c’est trop tard. Il n’est pas possible de l’effacer de l’esprit de nos interlocuteurs en leur disant simplement « oublie ce que j’ai dit ».

Dans la vie physique, toute erreur implique des conséquences, sans possibilité de retour arrière. On peut s'excuser, mais jamais effacer.

Les seuls individus qui ne subissent pas les conséquences de leurs actes sont les enfants. Si un enfant casse un objet, les parents paieront ou, à défaut, l’assurance souscrite et payée par les parents – ou les responsables légaux.

En demandant de pouvoir de publier et la possibilité de corriger en cas d’erreur, nous demandons juste la possibilité de revenir en arrière, d’annuler et donc de ne pas assumer la responsabilité physique de nos actes car cette responsabilité physique entraînerait une impossibilité de modification. Nous voulons le pouvoir sans la responsabilité.

Pouvoir, responsabilité… et conséquences

Or un pouvoir est toujours lié à une responsabilité. Si nous ne l’assumons pas, il faudra que quelqu’un d’autre l’assume. Si nous ne voulons pas assumer la conséquence de nos publications, alors il faudra un gouvernement qui s’en chargera ou, si ce n’est pas le gouvernement, la plateforme sur laquelle nous publions. Nous lui concédons la responsabilité… et donc le pouvoir de censure qui va avec.

Et lorsque la plateforme devient responsable de nos actes, elle prend le parti d’appliquer ses propres règles parce qu'en cas de problème elle qui est responsable devant la loi et devra en payer le prix à notre place. Par soucis de protection de ses intérêts – on ne peut pas lui reprocher –, il en résulte donc qu'elle devra appliquer des règles éventuellement différentes des nôtres, conforme à sa propre vision et sa propre sensibilité – donc arbitraires.

En n'assumant pas la responsabilité de nos actes, nous ouvrons une brèche dans la liberté d’expression qui permet la censure. Cette censure peut être exercée par un gouvernement, la plateforme elle-même ou tout groupe bien organisé qui criera assez fort pour se faire entendre et dicter ses propres lois – parce que le code fait loi. Le tout, sans nécessité de passer par un juge.

Or, dans un état de droit, la seule limite à nos actes peut et doit être posée par un juge, et personne d’autre.

Conclusion

Facebook, Twitter, Google et autres plateformes de publication et de réseaux sociaux exercent une censure parce que nous n’assumons pas la responsabilité de nos actes; parce que nous refusons d’appliquer les mêmes règles que dans la vie physique. Nous voulons une vie bac à sable dans laquelle nous pouvons enregistrer le jeu à un instant t et pouvoir y revenir quand bon nous semble comme si tout ce qui s’était passé après n’avait jamais existé et cette possibilité implique une conséquence technique qui ouvre la voie à la censure.

Mais dans la vie, la vraie, nous n’avons pas cette possibilité. Si nous échouons, nous échouons réellement, sans possibilité d’annuler. Nous devons assumer, apprendre de nos erreurs et continuer en vivant avec ça. Lorsque nous offensons parce que nous avons parlé un peu à la légère ou à tort et à travers, nous n’avons pas la possibilité de tout effacer comme si ça n’avait jamais existé. Nous devons alors faire amende honorable et payer tout aussi honorablement l’amende fixée par le juge. Parce que c’est ainsi que font les adultes responsables.

Ça signifie que chaque acte compte parce qu’il est irréversible.

Si nous voulons d’un univers bac à sable, sans responsabilité, alors, le code faisant loi, nous avons ce que nous avons demandé : un univers où un autre exercera la responsablité que nous avons cédée. Et cette responsabilité se traduit par une censure bête et méchante, sans règle homogène, à la tête du client.

Si nous considérons que Facebook, Twitter et Google exercent un pouvoir de censure inacceptable, alors c’est qu’il est temps d’évoluer dans un vrai Internet d’adultes, de sortir du bac à sable et de plonger dans le grand bassin, sans filet. Mais ça voudra dire que chaque acte sera comptabilisé. Il faudra compter évaluer avec acuité les conséquences de chaque chose et, en cas d’échec, d’en assumer les conséquences… comme dans la vie réelle.

À chaque fois que nous publirons un post, même anodin, nous devrons évaluer toutes les conséquences possibles et en accepter le prix. Un post publié ne pourra plus être modifé ou supprimé. En cas d'erreur, il faudra un correctif. En cas d'offense, il faudra une excuse.

Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.

Si nous voulons modifier, alors la censure devient possible. Si voulons éviter la censure, alors la modification devient impossible. Il faudra choisir l'un ou l'autre, mais pas les deux.

Bienvenue dans un monde d’adultes !