Organisation professionnelle (1) : la création du stress

Comment le stress émerge des outils de communication d'entreprise

Le monde professionnel a toujours porté en lui-même les germes du stress. Par les attentes, l'objectif de performances, nous devons nous soumettre à des contraintes qui engendrent un stress.

En facilitant notre relation au monde physique qui nous entoure, la mécanisation et l'informatique ont apporté un confort et, avec lui, l'espoir que le stress engendré par une activité professionnelle diminue voire disparaisse.

Or, il n'en est rien. Malgré le temps qui passe, le développement de nouveaux outils mécaniques ou informatiques, le stress ne semble non seulement pas disparaître, mais plutôt augmenter ou se propager à des échelles bien plus larges. L'exemple le plus marquant étant le stress engendré par les outils de communication.

Voyons pourquoi.

L'effet de propagation

Pourquoi les outils de communication cristallisent-ils cette problématique du stress ? Tout simplement parce que la communication a rarement été une source de stress auparavant, bien au contraire.

Que la charge portée par un maçon soit une source de stress est aisément compréhensible. Mais la communication nécessaire à l'organisation en équipes performantes afin de réaliser à plusieurs une tâche plutôt que seul devrait engendrer une diminution du stress. C'est l'effet paradoxal, cette augmentation du stress qui attire notre attention. D'abord par ce paradoxe… mais aussi par le fait que ceux qui étaient jadis les moins exposés au stress ne peuvent désormais plus y échapper.

Ils se sentent désormais concernés, au même titre que les employés au bas de l'échelle sociale ou économique. S'ils ont ainsi bien identifé qu'ils subissent un stress qu'ils n'avaient pas auparavant, ils ont aussi identifié ce qui avait changé entre temps et quel pouvait en être la cause.

La prolifération des outils de communication

Chaque métier possède des contraintes spécifiques. Disposer d'outils pour chaque métier requiert donc des outils spécifiques dont le retour sur investissement n'est pas toujours mesurable, notamment par les comptables et/ou les responsables qui restent bien souvent étrangers à ces considérations techniques.

En revanche, ces derniers mesurent plus aisément l'augmentation de performance des outils qu'ils utilisent au quotidien et ils se montrent particulièrement sensibles à tout ce qui permet d'acquérir rapidement de l'information car de l'information actualisée dépendent les décisions avisées, leur cœur de métier.

De plus, ce besoin pour l'information actualisée, de préférence en temps réel, est une appétence de tout être vivant. La survie individuelle en dépend.

L'information peut s'acquérir de différentes façons.

La méthode décentralisée, par le contact direct avec le sachant, qui alors implique une présence physique, une disponibilité, un temps de déplacement improductif, la construction de liens de confiance et un réseau…

Ou bien, la méthode centralisée, par l'installation d'outils de communication afin de supprimer les limitations de la méthode décentralisée, la transformant alors une solution simple, la même pour tous, permettant à tous de communiquer de la même façon, avec pour contrepartie de s'immiscer dans tous les rouages. Ainsi, tout le monde utilisant les mêmes outils, avec les mêmes protocoles, la communication devient plus aisée… et la surveillance aussi.

De la communication centralisée à la surveillance

Lorsqu'un État a accès aux serveurs d'un réseau social centralisé pour espionner les individus en direct, c'est de la surveillance. Donc oui, de la même façon que les réseaux sociaux – qui ne sont que des outils de communication –, les outils de communication d'entreprise, en permettant et en incitant les employés à les utiliser, de passer par eux, est de la surveillance généralisée, circonscrite à toute l'entreprise.

À partir du moment où nous utilisons tous les mêmes moyens de communication, la surveillance devient plus aisée. La frontière entre information et surveillance a toujours été très mince.

L'individu est alors piégé entre le marteau et l'enclume. S'il refuse d'utiliser ces outils, il ne « travaille pas en équipe ». S'il les utilise, sa participation alimente le flux d'informations qui rend alors la surveillance irrésistible.

La conséquence est alors immédiate : tout le monde étant au courant des sujets sur lesquels il est censé travailler, s'il traîne à remplir ses tâches, il est alors exposé, questionné, mis à l'index. Il se sent donc obligé d'en faire toujours plus, toujours plus vite, prenant parfois plus de temps à communiquer pour se justifier ou éteindre des incendies qu'à effectuer ses tâches utiles, avec pour conséquence paradoxale : il est convoqué en séance afin d'expliquer pourquoi l'objectif n'a pas encore été atteint. Il pourrait effectivement travailler plus efficacement si on ne lui demandait pas de se justifier sur ses retards.

Le second paradoxe : lorsqu'il a compris que ces outils servent à le surveiller et peuvent se retourner contre lui, il s'applique alors à soigner ses échanges, anticipant les problèmes à venir, transférant la patate chaude le plus rapidement possible à un autre. Les plus habiles à la politique et la diplomatie s'en sortiront mieux que les autres. Ils sauront exploiter au mieux ces outils à leur profit. Mais cette compétence ne diminuera pas leur stress pour autant ; nous allons voir pourquoi..

Le paradoxe des meilleurs communicants

Ne croyez pas que les autres, les moins bons communicants, seront les perdants de cette mécanique. Bien au contraire. Plus vous êtes habile, plus vous tendez à exploiter les outils à votre avantage. Mais pour les exploiter au mieux, il faut être le plus rapide à dégainer, ce qui veut dire être au courant de tout, en permanance… y compris en dehors des horaires de travail.

Ainsi donc, les moins habiles, conscients de leurs limites, éviteront au mieux les outils de communications d'entreprise, avec pour conséquence de bien s'en protéger tandis que les plus habiles s'enfermeront dans un cercle vicieux.

Mais, le plus terrible sera la pression des seconds sur les premiers.

La nécessité d'être au courant de tout, le plus tôt possible, afin d'éviter d'être désigné comme le responsable du moindre problème surgissant est un pré-requis à leur stratégie. Ils ont donc besoin de savoir tout, tout le temps, mettant la pression sur les moins bons communicants afin que ces derniers suivent leur exemple. La pression se propage donc du haut vers le bas.

La création d'une addiction

Comme nous l'avons indiqué auparavant : de l'information à jour dépend la survie.

Dans le contexte de l'entreprise, la communication devient un moyen de prouver sa compétence. De la compétence naît l'utilité dans l'entreprise. A contrario, l'incompétent est licencié – ou devrait l'être.

Il devient donc nécessaire de communiquer au mieux pour prouver aux autres, ceux qui nous surveillent, que notre compétence n'est pas usurpée et que nous méritons notre place.

De la communication dépend la survie. De l'information dépend la communication. La conséquence est une connexion constante au réseau de l'entreprise, notamment au réseau d'information, afin d'être au courant de tout et ne jamais rien manquer. Ce comportement complusif porte un nom : le syndrome FOMO – Fear Of Missing Out.

Prenons un exemple simple pour comprendre le mécanisme.

Imaginez que vous avez un avion à prendre et que vous le manquez parce que vous êtes en retard. Dans un premier cas, vous êtes en retard de 2 minutes. Dans un second cas, 2 heures. Laquelle de ces deux situations vous procurera le plus d'insatistfaction ? La réponse est claire : le cas de 2 minutes.

Pourquoi ? Parce que vous étiez à seulement 2 minutes d'avoir votre avion. Il aurait fallu de peu de choses – par exemple : marcher plus vite – pour l'avoir à temps. Le fait d'être à portée nous permet d'imaginer plein de situations alternatives dans laquelle notre vie aurait été meilleure ou moins misérable.

Or, la perte d'un emploi, notamment dans les entreprises dynamiques à forte concurrence, est très rapide. Elle peut se produire d'un mois à l'autre. Parfois même, d'un jour à l'autre dans le cas de fautes graves.

Dans cet environnement, nous passons notre temps à évaluer notre futur hypothétique pour prendre les meilleures décisions mais, a contrario, nous anticipons les regrets que nous pourrions avoir si nous choisissions les mauvaises options.

Tout comme nous souscrivons des assurances avant de subir une catastrophe et regretter de n'avoir aucun recours, nous anticipons notre futur licenciement – hypothétique – en restant sur nos gardes grâce à cette possibilté offerte par ces technoloqies, nous permettant d'être au courant de tout en temps réel et d'anticiper toutes les situations négatives qui pourraient surgir.

De l'information dépend la survie au sein de l'entreprise. Un petit effort au quotidien en étant à jour peut éviter des futurs négatifs hypothétiques.

Le cercle vicieux se transforme alors en addiction.

Une addiction survient lorsque les causes et les conséquences s'inversent. C'est le stress du manque qui produit le besoin de consommer. Le simple fait de manquer une information, et les effets négatifs induits par un futurs hypothétique négatif, qui provoque alors un stress. Ce stress est alors soulagé durant un temps par la consommation d'informations.

La submersion et le désengagement qui en découle

Comme dans toute addiction, le cerveau s'habitue progressivement pour négocier le cycle stress/récompense, provoquant alors toujours plus le besoin de récompense pour soulager le stress… jusqu'au point où le stress devient permanent.

S'il est permanent, c'est parce que l'information en temps réel ne s'arrête jamais. Par sa nature, elle requiert d'être alimentée en permanence, sans jamais s'arrêter. Ce temps utilisé pour alimenter le flux est du temps en moins pour des tâches productives avec pour conséquence de ne pas avancer, donc de devoir communiquer qu'on n'a pas avancé sur le sujet… et de passer pour un incompétent.

Malgré tous les efforts que nous faisons pour nous tenir à jour et informer nos collègues sur ce que nous faisons, nous n'arrivons pas à nous en sortir. Nous sommes alors submergés, pris entre le marteau et l'enclume – informer ou agir.

À partir de là, la submersion provoque un désengagement, cette impression que, quoi qu'on fasse, on n'y arrivera jamais, soit parce que les tâches sont trop complexes, soit parce qu'elles sont trop nombreuses.

Comment s'en sortir ?

Pour supprimer le stress et rétablir l'engagement, il y a deux méthodes :

Quitter son emploi pour un autre : c'est généralement l'option choisie par les meilleurs communicants qui comprennent, au moins inconsciemment, que leur appétence pour l'information en temps réel joue contre eux et qu'ils doivent s'éloigner de ce contexte nocif au risque de sombrer à nouveau dans cette addiction.

Appliquer une discipline pour reprendre le contrôle sur soi – et sur les autres : c'est généralement l'option choisie par les moins bons communicants qui pourront se détacher plus aisément des outils de communication.

Voyons cette deuxième méthode plus concrètement.