Tous à la kouizine !

Pourquoi nous devrions nous battre pour faire la cuisine au lieu de nous y soustraire

Un des arguments les plus clivants et les plus souvent cités reste les tâches ménagères et, plus particulièrement, le noble art de la cuisine. La question centrale du débat à ce sujet n'est pas de savoir qui sera à la kouisine mais, plutôt, qui n'y sera pas.

Pourtant, la cuisine reste un activité humaine, probablement la plus caractéristique et la destruction de la cellule culinaire après la désintégration de la cellule familiale est un symptôme de plus du mal qui nous ronge et un avertissement du destin qui nous attend.

La cuisine nous a façonnés aussi bien physiquement, dans notre bio-mécanique, que socialement. Négliger son importance, voire externaliser l'activité en la confiant à d'autres, nous conduira très probablement à notre perte, non pas en tant qu'individus, mais en tant qu'humains car, plus que l'intelligence, l'art de la table est ce qui nous distingue de l'animal.

La cuisine à l'origine de l'homo sapiens sapiens

En cuisant nos aliments, nous les avons rendus plus tendres, plus faciles à mastiquer, réduisant la taille de notre mâchoire au profit d'une augmentation du volume de notre boîte crânienne.

De plus, les aliments étant plus digestes, le corps a pu réduire le volume des organes qui consommaient inutilement de l'énergie, réduisant alors la taille de nos intestins et, par voie de conséquence, le temps nécessaire à la digestion.

Avec un cerveau plus gros et du temps disponible pour faire autre chose que digérer, nous en avons profité pour nous diversifier dans nos activités et multiplier les liens avec les autres membres de notre communauté. La fonction créant l’organe, le temps de cerveau disponible et la diversification de nos activités ont permis de développer des structures neuronales spécifiques au genre humain, permettant alors d'intensifier les liens entre les individus jusqu'à développer des communautés étendues sur des milliers de kilomètres carrés et composées de plusieurs milliers – voire millions – d'individus.

L'importance pour la santé

Avant d'être une activité sociale, la cuisine est avant toute chose une activité vitale. La transmission inter-générationnelle du savoir permet d'apprendre à différencier ce qui est bon ou mauvais, ce qui est consommable ou mortel.

Au-delà de l'aspect pratique de la survie immédiate, il y a également la survie à long terme, une alimentation saine et équilibrée étant un atout nécessaire – mais non suffisant – induisant santé et longévité. Nous avons donc tout intérêt à bien nous nourrir si nous espérons une vie longue.

La construction du tissu social

Étrangement, alors que notre cerveau efficace et ingénieux nous a permis d'améliorer la productivité culinaire, au lieu d'en profiter pour passer moins de temps à cuisiner, nous avons fait l'inverse, transformant alors cette activité vitale en art et, plus que tout, en art de vivre.

Plus nous avons renforcé les liens avec nos pairs, plus la cuisine est devenue une part importante de notre communauté au point de faire partie de ce que nous appelons « culture » ou « identité ». La cuisine fait partie de notre identité culturelle, culture qui nous distingue de notre voisin. Il n’existe que très peu d’activités sociales dans lesquelles nous ne partageons pas avec les nôtres, à un moment où à un autre, un moment de convivialité autour de la table.

Les effets de la destruction de la cellule culinaire

La destruction de la cellule culinaire s’inscrit dans le même contexte que celui de la cellule familiale. La vie étant devenue plus facile, la nourriture est à la fois abondante et facile assimiler, parfois même sans mâcher. Plus besoin de prendre du temps de charge mentale disponible pour y ajouter une activité de plus. En externalisant la préparation et la production des repas, nous pouvons nous en décharger, ayant ainsi plus de temps pour effectuer d'autres tâches « plus productives ».

Cependant, si nous n’avons probablement pas besoin de nous préoccuper des effets de la nourriture molle sur le développement ultérieur de notre boîte crânienne, la question reste entière sur l’activité sociale périphérique : que deviendront les liens sociaux que nous tissions jadis avec nos semblables durant la préparation et la consommation des repas ?

Car le repas concernant la nourriture physique, elle nécessite que nous nous y appliquions dans le monde physique. Nous ne pouvons pas nous y soustraire. Par la force des choses, par sa nature même, cette activité nous force à créer des liens physiques avec les individus qui se trouvent dans notre entourage à ce moment-là.

Or, tout comme la destruction de la cellule familiale a apporté son lot de conséquences néfastes comme la délinquance, si les liens continuaient à se dissoudre par l’effet conjugué de la destruction de l’activité culinaire, il y a fort à parier que la performance générale de la société humaine diminuerait considérablement : sans cuisine pour entretenir les liens, moins d'intéractions; moins d'intéractions, moins de liens; moins de liens, moins de confiance; moins de confiance, moins de collaboration; moins de collaboration, moins de performance.

De plus, la transmission du savoir inter-générationnel ne s'effectuant plus efficacement, les conséquences se répercuteraient immédiatement sur la santé. La preuve : il a fallu moins de deux générations pour que l'obésité devienne un problème de santé majeur.

En désaffectant la kouisine, nous avons échoué à prendre soin de nos proches.

Parce que, oui, apprendre à nos enfants à faire la cuisine, pour eux et pour les les autres, c'est prendre soin de leur santé à long terme. La santé physique par les aliments et la santé psychologique par la force et le nombre de liens tissés avec nos pairs. Cette dernière caractéristique, bien trop souvent sous-estimée, a une influence directe sur le bonheur et la longévité.

Ne plus faire la cuisine est donc un preuve, sinon un indice fort, que nos proches ne sont plus aussi chers à nos yeux. Dans un certain sens, ne plus cuisiner pour eux est de la négligence.

La désaffection de la kouisine est-elle une émancipation ?

Le débat sur la désaffection de la kouisine entre dans celui de l'émancipation. Parce que la préparation des repas est généralement nécessaire, certains ont vu d'un mauvais œil d'être désignés d'office pour s'en occuper. Ils ont donc revendiqué le droit à s'émanciper afin de se soustraire à cette obligation.

Mais est-ce une réelle émancipation ?

En n'effectuant plus cette tâche par nous-mêmes, il faut qu'un autre s'en charge. Sommes-nous vraiment libres quand nous dépendons d'un autre pour nous nourrir ? Sommes-nous vraiment libres quand notre santé dépend d'un autre ?

La vraie émancipation s'inscrit dans sa propre compétence à se nourrir convenablement puis à nourrir les autres convenablement, notamment ceux qui vivent sous notre propre toit, ceux qui nous sont chers, indépendamment qu'on soit un homme ou une femme. Cette capacité n'est pas une contrainte, mais un honneur.

Imaginez que les gens que vous nourrissez mettent leur vie entre vos mains. Vous pouvez choisir de les empoisonner; ils sont à votre merci.

Un grand pouvoir implique une grande responsabilité.

La vie trouve toujours un chemin… vers la kouisine

Parce que la cuisine fait partie de notre mécanique intrinsèque, nous ne savons pas fonctionner sans elle. Nous ne pourrons jamais nous échapper de la kouisine, pièce centrale du foyer à laquelle nous sommes attachés plus que de raison. À ce titre d'ailleurs, certains y ont vu une prison. Elle reste pourtant la pièce principale dont l'aménagement détermine plus que toutes les autres l'acte d'achat ou de location.

La vie trouvant toujours un chemin, nous avons domestiqué Internet pour en faire un outil façonné à notre image, une caisse de résonnance de plus. Si nous sommes distants les uns des autres, nous en profitons malgré tout pour mettre nos compétences en avant, à disposition des autres, parfois pour nous mettre en valeur, mais très souvent pour satisfaire ce besoin inné de partage.

La désaffection des uns induira la réappropriation du lieu par les autres qui gagneront alors en indépendance, réapprenant à se nourrir eux-mêmes, par eux-mêmes, pour eux-mêmes, probablement en mieux.

Par la magie des réseaux sociaux, ils partageront leurs connaissances, affûteront leurs compétences, développant leur capacité à créer des liens, devenant alors encore plus humains.

L'art de la table est un moyen de prouver, une fois de plus, que nous sommes de bonnes personnes et que nous valons plus que les autres parce que nous vendons un produit pour lequel nous avons un échantillon sur nous.

Plus que de chercher à nous y soustraire, nous devrions tous, hommes et femmes sans exception, nous battre pour pratiquer le noble art de la table.

Tous à la kouisine !