Je suis tombé sur une intervention de Matt Walsh lors d’une session du Comité de la santé de la Chambre d'État du Tennessee pour défendre une loi s'opposant aux procédures de réassignation de genre sur les mineurs.
Un des représentants présents (John Ray Clemens) lui a alors posé la question : « Pouvez-vous résumer rapidement votre formation ou votre expérience en matière de santé ? »
À cela, Matt Walsh a répondu : « L'expérience qui me permet de parler de ce sujet est que je suis un être humain, avec un cerveau, du bon sens, une âme. En conséquence de quoi je pense que la castration chimique des enfants est une mauvaise idée. Ceci est mon expérience.
Je ne suis pas allé à l'université, mais je suis allé à l'école assez longtemps pour apprendre à lire. Je peux donc lire les données par moi-même et c'est exactement ce que j'ai fait. »
La question piège initiale reposait sur la question – orientée puisque la réponse est sous-entendue dans la question elle-même : sommes-nous compétents pour parler de choses que nous ne pratiquons pas au quotidien ou pour lesquelles nous ne sommes pas formés ?
L'argument de l'expérience
Si la question paraît simple et limpide, logique… ce qui est logique n’est pas forcément vrai, seulement logique.
En effet, ai-je besoin d’être tombé du dixième étage d’un immeuble pour savoir que l’on se fait mal en touchant le sol ? Si c’était le cas, je ne serais probablement pas là pour en parler.
Faut-il avoir le cancer pour parler du cancer ? Si c’était le cas, la recherche sur le cancer serait assez difficile.
Faut-il être allé dans l’espace pour construire une navette capable d’y envoyer des individus ? La réponse de la NACA (puis de la NASA) est clairement « non ». Aucun des ingénieurs qui ont construit les navettes n’ont été un jour dans l’espace. Ça ne les a pourtant pas empêchés de fabriquer des appareils performants.
En fait, en regardant autour de soi, connaître des choses sans les avoir vécues est la situation la plus répandue. Nous allons à l’école pour profiter de l’expérience d’autres personnes sans avoir besoin de tout revivre et de tout redémontrer. Si nous ne devions parler que de ce que nous avons vécu, nous devrions tout réinventer à chaque génération.
Fort heureusement non ! Nous avons bâti des écoles pour accumuler ces connaissances et les partager. Nous sommes capables de connaître sans avoir vécu, du simple fait de connaître l’expérience des autres.
Le rôle de l’école est de nous apporter des connaissances, mais aussi des outils pour manipuler ces connaissances et construire d’autres connaissances par nous-mêmes, en êtres autonomes, à partir des expériences reposant sur un sens aiguisé de la connaissance par l'esprit, mais aussi le vécu, le viscéral et l'intuition. Toute la théorie de la Relativité repose au départ sur une intuition.
Et la réponse de Matt Walsh en est un condensé : parce qu’il est allé à l’école, qu’il sait lire et qu’il a été formé à réfléchir pour construire de nouvelles connaissances à partir de ses acquis et de son expérience pratique de père et d'humain, il est alors capable d’avoir un avis éclairé et construit tout aussi valable que n’importe qui d’autre. Il a senti, au moins intuitivement et malgré les expertises avancées par « ceux qui savent », que quelque chose n'allait pas dans le bon sens et méritait qu'il se penche sur le sujet pour se faire son propre avis, par lui-même, en individu curieux et autonome, indépendamment de ces experts, puis de le partager et, dans son cas, de porter son combat jusqu'aux plus hautes instances politiques.
Comme disait Montaigne : « Mieux vaut une tête bien faite qu'une tête bien pleine »
De l'étude à la méta-analyse
Si les connaissances étaient concentrées autrefois dans les écoles/universités et les bibliothèques, provoquant un phénomène de rareté, Internet a changé la donne.
Pourquoi se priver ? Internet possède en son sein une quantité faramineuse de données que n’importe qui peut exploiter. N’importe quelle personne ayant la curiosité et le temps nécessaires peut apprendre les fondements de la méthode scientifique pour l’exercer sur des données brutes.
Les scientifiques de profession produisent des données. Ces données proviennent d’études financées. Il faut généralement un financement pour rassembler assez de matériau afin de produire une étude de qualité.
Tout le monde n’a pas ces moyens. Une autre limitation ? Non car, fort heureusement, il est possible de s'en sortir autrement grâce à la meta-analyse, c’est-à-dire une étude reposant sur un ensemble d’autres études. Les données ne sont pas nouvelles, ce qui n’empêche pas de produire de nouvelles données, de nouvelles connaissances, ou de confirmer/infirmer les hypothèses, voire d'en poser de nouvelles.
Passion et expertise : l'avènement du méta-scientifique
Si ces méta-analyses sont produites généralement par des experts dont c'est le métier, suivant la riqueur scientifique en vigueur, des individus passionnés peuvent tout autant récupérer ces données, les analyser par eux-mêmes pour produire, à leur tour, de nouvelles connaissances selon les mêmes méthodes.
Grâce à Internet, il suffit de se pencher sur un sujet, de trouver des études, des données, des analyses, pour se faire rapidement un avis et quelques efforts de plus pour devenir un quasi-expert sur le sujet. Il suffit ensuite de confronter ses avis dans des discussions, des commentaires, pour être confronté à d’autres avis, d’autres sources, d’autres preuves afin de s’améliorer et affûter ses propres arguments. L'intéraction avec autrui remplace efficacement la procédure de peer review, l'évaluation par les pairs.
À force de passion, de travail, de réflexion, ces individus ne sont pas moins experts que les autres et deviennent parfois des experts reconnus dans de nouveaux domaines.
Tout comme les méta-analyses reposent non pas sur des données ad-hoc mais des données produites par d’autres, ces individus analysent les données et les connaissances des autres de la même façon. S’ils ne sont pas des professionnels, ils ne produisent pas pour autant de contenus inexacts ou dépourvus d’intérêt.
Par leur nouvelle vision, les nouvelles connaissances produites, ils apportent leur pierre à l’édifice.
Donnons-leur alors un nom : appelons-les des méta-scientifiques.
Si la tendance semble nouvelle, c'est essentiellement dû à l'influence de plus en plus grande du Web dans nos vies. Mais, en dehors de la science, les experts émergeant de leur passion ont toujours existé. On les appelle généralement des autodidactes. Nous en observons généralement dans les arts. Si jouer d'un instrument ou tenir un pinceau requiert souvent des connaissances et un apprentissage, c'est la passion non rémunérée qui fait généralement la différence et permet la reconnaissance. Les mathématiques ne font pas exception non plus. Il existe dans notre Histoire des mathématiciens célèbres qui ont emergé du néant pour avoir appris par eux-mêmes et avoir apporté une interprétation révolutionnaire.
Les méta-scientifiques ne sont ni plus ni moins que des autodidactes de la science, des chercheurs indépendants, à l'image de n'importe quelle autre discipline.
Si nous pouvons nous étonner de voir émerger des individus comme Matt Walsh, journaliste et polémiste de son état, nous ne sommes pas étonnés de voir des passionnés devenir des références dans leur domaine de prédilection et qui ont gagné leur popularité au travers de leur chaîne YouTube, allant parfois même jusqu'à faire de l'ombre à ceux qui faisaient autorité auparavant.
Dérapages et excès
Bien entendu, tout n'est pas aussi simple. Il ne suffit pas de lire des études pour produire un nouveau savoir utile. Certains petits malins profitent de cette opportunité pour imaginer des interprétations tendancieuses, alambiquées, délibérément fausses afin de démontrer tout et n'importe quoi, pour confirmer ou justifier ce qu'ils ont envie de croire ou simplement pour faire parler d'eux. On appelle généralement ces individus des « complotistes ».
Cette tendance va même encore plus loin lorsque des individus rompu à la démarche scientifique l'utilisent comme il se doit mais en inversant le processus de raisonnement, en posant les résultats en premier pour ensuite les démontrer par tous les artifices possibles. Il ne suffit pas en effet de prendre des données et de trouver une corrélation pour démontrer une causalité. Cette méthode est nommée « fake science », parallèlement aux « fake news ».
S'il est aisé de reconnaître certains complotistes sur des sujets aussi simples que la forme de la Terre, il faut aussi parfois tourner la langue 7 fois dans sa bouche avant de parler. Alors que nous traitions de complotistes ceux qui accusaient les États – notamment les USA – d'espionner leurs concitoyens, Edward Snowden a apporté la preuve qu'ils n'étaient pas si complotistes ou paranoïaques que cela. Pis : ils étaient bien en-deça de la réalité.
Mais il y a aussi l'inverse : les scientifiques ne sont pas non plus à l'abri des excès et des dérapages ou de la fake science. Ils peuvent être manipulés, censurés, malhonnêtes. Pour différentes raisons, ils peuvent trafiquer les chiffres ou – de façon plus sournoire et plus fréquente – influencer l'interprétation des hypothèses en fonction de leur intérêt, de leur orientation politique ou religieuse.
Car les données sans interprétation n'ont aucun intérêt; c'est justement dans cette interprétation que le bât blesse. Tout dépend de l'interprétation.
Même bien intentionnée, la méthode scientifique est encore très dépendante de son interprétation, des hypothèses posées et de notre imagination à penser ces dernières. Notre imagination dépend encore beaucoup de la société humaine que nous voulons bâtir, de ce que nous jugeons moral ou ne l'est pas, de ce qui est équitable ou ne l'est pas. Et lorsqu'elle ne dépend pas de la société autour de nous, elle dépend de notre capacité – ou plutôt nos limitations – à penser les choses. On ne peut pas penser ce qu'on ne peut pas imaginer.
Aussi intelligent qu'on soit, l'imagination est toujours limitée. 1000 péquins seront toujours plus créatifs qu'un seul, quand bien même ce dernier serait 1000 fois plus intelligent. Le tout étant supérieur à la somme des parties, certaines idées ne peuvent naître que dans la confusion de pensées absurdes, irrationnelles mais multiples.
Le devoir moral du méta-scientifique
Lorsque le scientifique ne sert plus de caution morale, le méta-scientifique est là pour ré-équilibrer la balance. C'est même son devoir.
C'est le cas pour des centres d'intérêt ne trouvant pas de financement pour n'avoir aucun débouché commercial.
Par exemple, les effets du jeûne sur le développement des cancers, la réduction des allergies ou du diabète de type II. Le jeûne consistant à moins manger, donc à consommer moins, on ne peut pas attendre un retour sur investissement par la solution proposée, ce qui fait qu'elle n'est étudiée qu'à la marge ou trop rarement financée par des institutions d'État. Il faut donc compter sur des individus passionnés, parfois eux-mêmes atteints de ces maladies, pour faire des expériences sur eux, mettre en place des protocoles, recueillir des témoignages, fouiller dans les études et rassembler des données puis prendre leur bâton de pèlerin pour interpeler les scientifiques, les médecins… et trouver plus souvent une porte close qu'une oreille attentive.
Matt Walsh a suivi la même voie : comme les spécialistes avaient failli, il a décidé de prendre la relève pour occuper une place demeurée vacante. C'était son devoir moral en tant qu'être humain. C'est son argument principal et ce qui a motivé son action : il n'est pas sorti du bois parce qu'il le voulait, mais parce qu'il le devait.
La méta-science comme réfutation démocratique de la Science
La science possède en son cœur l'obligation, au moins morale, de pouvoir être remise perpétuellement en question. La preuve scientifique doit pouvoir être réfutée. Mais elle doit pouvoir être réfutée pour apporter une meilleure interprétation, plus conforme à l'univers observable.
Or, parce qu'un scientifique travaille en équipe, que son métier et ses rétributions dépendent d'institutions, il n'est pas autonome. Il peut craindre aussi de perdre son poste s'il ne s'aligne pas avec la ligne de conduite en vigueur. Nous ne pouvons pas lui reprocher de ne pas risquer sa carrière. Le ferions-nous à sa place ?
Si certains pourraient voir en la méta-science une mauvaise tendance, un glissement de la science stricte et sérieuse vers une appropriation par des individus moins experts, elle n'est que le résultat prévisible de la démocratisation de l'information et de la publication. C'est parce que nous avons accès aux sources et que nous pouvons chacun publier les résultats de nos travaux que nous voyons la méta-science se développer. Par la même occasion, la culture scientifique se répand progressivement, pour le bien de tous. Aujourd'hui, la moins publication doit adjoindre ses sources pour être considérée comme sérieuse.
Le paradoxe des scientifiques : ils se lamentent que la population ne soit pas assez formée à la rigueur scientifique. Et lorsqu'elle l'est, ils se plaignent d'être en concurrence avec des individus issus du « bas peuple », n'ayant pas été adoubés.
Si la science peut être remise en question, alors le scientifique doit pouvoir l'être tout autant. Tout comme la science, il n'est pas infaillible.
C'est là que le méta-scientifique a un vrai rôle à jouer, comme un garde-fou, une caution morale, un lanceur d'alerte, un justicier capable de s'opposer à l'ordre établi et prendre sur lui – ou, plus précisément, contre lui – toutes les critiques les plus acerbes, les menaces les plus sérieuses – parfois même à l'encontre de sa vie. Il est un franc-tireur, un individu sacrifiable que nous pourrions aisément vilipender et nous en désolidariser si la situation tournait mal. S'il nous donnait raison, il serait un héros.
La vraie force de la démocratie n'est pas de promouvoir la pensée du plus grand nombre, mais de permettre au plus petit d'entre nous de lui donner les outils pour changer le monde… et qu'il puisse y parvenir par la seule force de son talent. Par sa passion, ses efforts, son temps – généralement non rémunéré –, il fera progresser la société tout entière; nous serons tous meilleurs grâce à lui.