«Body positive», intersectionnalité et autonomie

Pourquoi le (sur-)poids ne définit pas l'individu

Je suis tombé par hasard – « hasard », au sens de Google – sur une vidéo de Naj B Fit – Elle aide à créer le Body Positive, et aujourd’hui elle regrette : Gabriella Lascano –, dans laquelle il clarifie ses positions sur ce qu'il appelle le « body positive Tiktok » et le « vrai body positive ».

Un détail a retenu mon attention : le poids n’est pas une caractéristique individuelle qu'on pourrait qualifier d'identitaire – au sens neutre, c'est-à-dire lié à l'identité. Le body positive TikTok pousse les individus en surpoids à en faire leur personnalité alors que dans la position opposée « le surpoids ne te définit pas; ce n'est pas ton identité ».

La caractéristique non-identitaire

Il a raison : que l’on gagne ou que l’on perde du poids, nous sommes la même personne. Les gens sont toujours capables de nous reconnaître; notre carte d’identité est toujours valable.

Mais cette remarque est intéressante à plus d’un titre : le poids, tout comme l’orientation sexuelle, sont considérés par certains comme des caractéristiques faisant partie de leur identité alors qu’elles ne le sont pas au sens strict. Deux personnes peuvent se retrouver avec des caractéristiques communes. Deux personnes différentes peuvent avoir le même poids, la même couleur de peau, la même orientation sexuelle, la même opinion politique, …

Si nous devions nous définir de façon unique, en tant qu’individus, ces caractéristiques ne sont pas suffisantes à elles seules.

De la même façon, les données d'usage qui fuitent de nos appareils individuels ne sont pas des données personnelles à proprement parler. Elles ne nous identifient pas directement. Nous pouvons partager une position géographique avec plein de personnes simultanément, parce que nous sommes dans les transports en commun, dans une même manifestation culturelle ou sportive, parce que nous sommes tout simplement dans la rue…

Aucune de ces informations ne permet de nous identifier.

De la donnée non-personnelle à l'individu intersectionnel

Il est toutefois possible d'identifier factuellement une personne par ses propriétés extrinsèques en recoupant un grand nombre de données.

Si parcourir le même trajet tous les jours n'est pas suffisant pour identifier une personne, partir d'une adresse précise pour arriver à une adresse précise devient suffisamment  réducteur pour limiter les probabilités à un tout petit nombre d'individus dans le monde, cette précision augmentant au fur et à mesure que la distance s'accroît. Détail après détail, couche après couche, la donnée devient personnelle par son accumulation, son amoncellement. L'individu est défini par son empreinte sur le réel, de manière statistique. La probabilité que deux individus ayant la même empreinte est si faible qu'elle est statistiquement improbable. Il en est de même pour l'empreinte ADN, par exemple.

De la même façon, par le même raisonnement, un amoncellement de caractéristiques « humaines » intrinsèques – encore plus proches du corps et donc de l'individu – devrait permettre d'identifier une personne de façon unique, encore plus précisément, celle-ci étant le plus petit dénominateur commun se situant à l'intersection de toutes les propriétés. Il ne peut satistiquement exister qu'une et une seule personne répondant à tous ces critères « objectifs » à la fois.

CQFD.

Ainsi donc, l'intersectionnalité est une méthode pour se rendre unique dans un monde où nous sommes tous constitués des mêmes caractéristiques, mais avec des petites variations ici et là. Nous sommes tous semblables, mais tous différents. En ajoutant le poids, la couleur de peau, l’orientation sexuelle, les différents handicaps, l’intersection finit par reconstituer une personne unique à partir de caractéristiques non uniques prises individuellement et mélangées dans un creuset dans des proportions uniques. Nous sommes alors le résultat d'une recette de cuisine.

L'individu et son clone

Si ces données permettent de nous identifier c'est parce que qui nous sommes conditionne ce que nous faisons. Cette causalité permet de nous identifier en première approximation, une identification qui correspond à notre empreinte sur le réel. Mais si cette empreinte décrit ce que nous faisons, elle ne décrit pas pourquoi nous le faisons, seulement une interprétation du pourquoi. En aucun cas cette interprétation ne définit qui nous sommes réellement.

Imaginez que nous vous copiions dans une personne absolument identique en tous points. Même apparence physique, mêmes habitudes, même empreinte sur le réel. Bref, un clone.

Ce clone est-il vous ? Si votre frère jumeau prend votre place pour vivre à votre place… est-il vous pour autant ?

Non. Vous ne cessez pas d'être vous-mêmes – même si, au sens administratif, il est très difficile de faire la distinction, les victimes d'usurpation d'identité en savent quelque chose. Tout comme nous ne cessons pas d'être nous-mêmes si nous perdons un bras, une jambe, de la jeunesse, du poids, des cheveux, …

Ce qui fait notre individualité correspond à ce qui est à la fois dans notre tête et notre position unique dans l'espace, bien distincte d'une autre. Des frères siamois sont tout autant des individus distincts malgré le fait qu'ils partagent une partie du même corps. C'est pourquoi, lorsque les conditions sont réunies, nous pouvons pratiquer des opérations pour les séparer.

En fait, le plus petit dénominateur commun à tout individu est son esprit, substance immatérielle nommée de façon très large « âme ». Deux esprits identiques – clones – dans deux boîtes crâniennes différentes font deux individus différents. Un individu aux multiples personnalités reste toujours un et un seul individu. L'individu n'est pas plus défini par sa personnalité.

Plus nous cherchons à définir l'humain, plus nous cherchons ce plus petit dénominateur commun.

Individu et autonomie

Dans tous les exemples que nous avons autour de nous, nous en revenons toujours à un noyau, au moins intuitivement : l'autonomie.

Deux clones sont deux individus distincts parce qu'ils sont deux individus autonomes distincts.

Un enfant n'est pas pleinement un individu parce qu'il n'est pas pleinement responsable de ses actes. Il n'est, de facto, pas pleinement autonome.

Ainsi, le poids, la religion, la couleur de peau… aucun d'eux n'est une caractéristique intrinsèque définissant ou motivant l'autonomie. L'autonomie est avant tout une question de maturité intellectuelle, de dépassement de soi, de prise de risque, d'emprise plus qu'une empreinte sur le réel. C'est une qualité intrinsèque plus liée à qui nous sommes, dans notre tête que dans notre corps… et inversement. C'est pourquoi la récupération de l'autonomie est si importante pour les individus souffrant d'un handicap, parce que la perte de cette autonomie est vécue comme une altération de leur individualité. Corps et esprit sont liés.

Or, dans l'intersectionnalité, les handicaps sont inclus pour faire partie de la définition de l'individu. L'obésité elle-même fait partie de cette individualité alors que le surpoids diminue l'autonomie par l'épuisement qu'il provoque sur le corps. Plus épuisé, on va moins loin, moins haut.

Conclusion

Ainsi donc, toute définition de l'individu incluant une diminution de son autonomie devrait être interrogée pour être remise en question.

Mais ce n'est pas tout : toute caractéristique n'ayant aucune influence sur l'autonomie – comme la couleur de la peau – ne devrait pas entrer dans la définition de l'individu. Elle est inutile dans le meilleur des cas; elle plonge l'individu dans la complainte victimaire dans le pire des cas… et, par voie de conséquence, une victime n'est pas autonome.

La recherche d'autonomie devrait être le principal moteur de nos aspirations et de notre individualité. « Devrait être », au moins par devoir, sinon par nature. Lorsque nous luttons, à la mort, pour la liberté, n'est-ce pas l'autonomie que nous recherchons ? Lorsque nous tournons la tête vers les étoiles et rêvons à conquérir d'autres mondes pour nous extraire de la limitation imposée par notre petite planète, n'est-ce pas l'autonomie que nous recherchons ?

En définitive, la différence entre le « body positive Tiktok » et le « vrai body positive » ne se situe-t-il pas dans la diminution de notre autonomie pour le premier et son augmentation pour le second ?

En attendant, comme le dit si bien Naj B Fit : «Prendre soin de ton corps est une des plus belles preuves d'amour que tu puisses te faire.»

Alors, prenez soin de vous… et restez autonomes.