Internet et l'avènement d'un nouveau langage universel

Comment Internet permet de créer un nouveau langage

L'imprimerie a appris à l'homme à lire; Internet lui a appris à écrire.

Internet est un formidable outil qui permet de relier les hommes à travers leurs idées, avec l'écriture comme support fondamental même si de nouveaux moyens de communication et transmission de savoir par l'audio et la vidéo tendent à se développer de plus en plus.

Cependant, la barrière de la langue est souvent un frein à la compréhension. Mais cette difficulté pourrait disparaître à terme.

La subtilité traduite en émojis

Le problème de la barrière de la langue est le même pour les humains comme pour les machines : les subtilités ne sont pas toujours perçues à l'écrit –même pour des natifs. L'ironie, le sarcasme, la métaphore, l'ambiguïté… Tout ça peut passer inaperçu voire être mal compris dans le pire des cas. C'est ce qui fait que la censure brutale et automatique n'est pas applicable et reste très largement manuelle. C'est ce qui fait aussi que de nouveaux vocabulaires se développent pour échapper discrètement à la censure.

L'humain étant majoritairement un individu collaboratif, il a compensé cette difficulté en ajoutant des indications sémantiques qui  se traduisent le plus souvent par des émojis. Au départ sur la forme de combinaisons de caractères disponibles sur le clavier et servant à exprimer un état d'esprit plutôt émotinnel –joyeux triste, dubitatif,… d'où le mot «émoji»–, ils font de plus en plus partie intégrante des applications. L'Unicode –qui sert de référence dans la plupart des cas– en intègre toujours plus, afin de s'adapter aux usages, de plus en plus indépendamment du logiciel utilisé pour les composer.

De l'émoji vers un langage universel ?

Bien au-delà de la simple indication sémantique, les émojis traduisent l'avènement d'un nouveau langage universel.

En effet, de nombreuses langues –vivantes ou mortes– sont nées de la représentation pictographique d'objets du monde réel. Beaucoup d'idéogrammes du chinois, par exemple, sont dérivés de vieux pictogrammes qui représentaient de façon très lisible des choses ou des idées. L'évolution a ensuite dérivé vers une simplification afin de rendre l'écriture plus rapide et plus aisée.

Cependant, le lien graphique et étymologique reste toujours là.

L'avantage de la machine par rapport à l'humain est qu'elle peut reproduire un signe à l'identique, le même exactement, tandis qu'il variera chez l'humain à chaque recopie. Cette particularité est une propriété très appréciée dans le cas du partage –licite ou pas– d'oeuvres culturelles.

Cette propriété est intéressante dans le cas des émojis car elle permet un usage homogène en fonction du lieu et du temps, ce qui facilite son usage et sa propagation. Tant que nous utilisons une machine, un émoji reste identique – ou automatiquement adapté si besoin. Et nous sommes toujours plus nombreux à utiliser des machines pour communiquer avec nos pairs.

Cette facilité d'usage et de transmission permet de créer toujours plus de signes. Et nous en voyons effectivement apparaître de plus en plus. Il est presque possible d'écrire des phrases entières avec seulement des émojis. Et ces phrases pourraient être lisibles par n'importe qui, qu'il parle la même langue ou pas. Et, ce qui est plus impressionnant, lisible même par quelqu'un qui ne sait pas lire.

Que manque-t-il ?

Cependant, une langue n'est pas faite que de signes. Elle a besoin aussi d'une grammaire pour décrire les relations entre les informations : la séquence des événements dans le temps, la numération, la relation, la possession, etc.

Pour l'instant, les émojis ne servent qu'à remplacer les mots par des images, par simple substitution. Gageons qu'à terme, une grammaire émergera spontanément des usages, comme un nouvel espéranto. Il ne permettra pas aux individus de se parler et de se comprendre, mais au moins d'écrire dans la même langue.

Cette langue étant très liée à la technologie, il faudrait améliorer sa facilité d'usage. Car si les claviers et les logiciels nous permettent d'insérer des émojis ça et là, leur usage intensif reste encore très compliqué. Il sera plus aisé lorsque les logiciels auront été améliorés et qu'un début de grammaire aura réellement émergé.

L'étape suivante consistera peut-être à bâtir une intelligence artificielle qui traduira ce nouveau langage écrit en sons et compréhensible par chacun, dans sa propre langue. Une même langue écrite, mais plusieurs façons de le prononcer.

À quoi cette grammaire ressemblera-t-elle ?

Même s'il est difficile de déterminer à l'avance à quoi ressemblera exactement cette grammaire, nous pouvons déjà faire quelques projections à partir des évolutions des langues actuelles.

Le sens de lecture

Par défaut, le sens de lecture irait de gauche à droite, même si de haut en bas serait tout aussi envisageable et resterait compatible dans la plupart des cas. Ceux habituéss à écrire de gauche à droite pourraient continuer à le faire –notamment à cause des limitations technologiques de leurs interfaces adaptées à leurs usages–, tout en sachant lire de haut en bas. Ceux habitués à lire et écrire verticalement –qui savent généralement lire et écrire de gauche à droite indifféremment– continueraient à le faire sans changer leurs habitudes.

Les mots

Par défaut, les mots seraient les symboles eux-mêmes. Mais comme il existe potentiellement une infinité d'idées, d'objets, de descriptions, nous ne pourrions pas inventer de symboles à l'infini. Il y aurait donc une base limitée de symboles fondamentaux qui seraient ensuite regroupés afin de former des mots autour d'un symbole radical. Ainsi, l'ajout ou la suppression d'espaces entre les symboles permettra de former des mots par combinaison de plusieurs symboles, dont le principal servira de racine. Le sens global du mot se déduira par logique. Le doublement d'un symbole indiquant qu'il y en a plusieurs ou augmentant la signification. Par exemple, un thermomètre indiquerait «température»; 2 thermomètres associés signifierait «chaud».

De la même façon, alors que «avancer», «monter» et «descendre» sont des mots différents en français, avancer, «avancer vers le haut» et «avancer vers le bas» sont beaucoup plus faciles à créer à partir d'un symbole racine et d'un symbole complémentaire existant pour indiquer la direction.

La structure de la phrase

La structure grammaticale ressemblera assez à l'anglais qui permet un usage très souple de la position des mots et intègre assez aisément des transformations simples –comme l'invention d'un verbe à partir d'un nom commun ou l'inverse. Cette souplesse est d'ailleurs un des succès actuels de l'anglais comme langue de référence du Web. Ainsi, selon la même souplesse et la même logique, le positionnement des mots en eux-mêmes les uns par rapport aux autres se fera par rapport à la logique intrinsèque, du plus proche au plus éloigné, en respectant par défaut le principe de causalité qui implique l'ordre habituel : acteur + verbe + objet. Mais cet ordre pourrait bien évidemment être modifié en fonction du contexte et de la complexité des idées à exprimer. Pour éviter les ambiguïtés, la forme primitive ressemblerait plus à  une succession d'assertions courtes, comme un théorème ou  un syllogisme constitué d'une suite ordonnée de prémisses : «Si A donne B et que B donne C, alors…».

Avec le temps et l'usage, il faudrait s'attendre à des structures un peu plus complexes, avec des appositions, du passif –car l'usage de la personne neutre «on» est assez complexe à représenter–, des rappels et références –celui qui, ce dernier, lequel,…

Une grammaire plus simple

L'usage de pictogrammes plutôt que de lettres rendant difficile la réprésentation du genre et du nombre, ces représentations seront invariables, la différence provenant d'ajouts d'un ou plusieurs autres symboles signifiant un nombre ou un genre, comme c'est le cas pour le chinois. Il en irait de même pour la conjugaison qui serait probablement une combinaison de symboles pour indiquer le positionnement temporel de chaque action, les mots restant eux invariables, indépendamment du genre, du nombre, de la personne…

Les noms

Probablement la partie la plus amusante et nécessitant le plus de créativité.

Si l'on écrit dans une langue commune, les noms doivent changer. Impossible d'utiliser des symboles et d'introduire des noms dans leur alphabet d'origine qu'un autre ne pourrait pas lire ou qui n'appartiendraient pas au système commun de la langue. Les noms seraient éventuellement traduits en fonction de leur signification première, ce qui ferait que le nom «Meunier» s'écrirait de la même façon pour un Anglais («Miller») ou un Allemand («Müller»).

D'autres choisiront directement une traduction à partir de la phonétique dans leur langue (Bonneuil, Petitrenaud,…) ce qui ne rendra bien évidemment pas la même chose dans la langue de destination, mais peut permettre des jeux de mots assez amusants.

En dernier lieu, il resterait la solution d'inventer un nouveau nom de toute pièce, en fonction de leur envie.

Conclusion

Une fois stabilisée et adoptée, cette nouvelle langue écrite aurait la souplesse de la grammaire anglaise et une simplicité assez proche des langues à idéogrammes comme le chinois, avec des symboles invariables, les différences se faisant par ajout d'autres symboles, ce qui rendrait les choses plus simples dans la plupart des cas.

En revanche, la partie parlée impliquerait un gros effort à la fois pour s'accorder sur la prononciation et son apprentissage. Si les émojis sont couramment utilisés et commencent à s'insérer et remplacer partiellement les mots actuels, il y a fort à parier que la partie phonétique, quant à elle, n'apparaisse pas avant très longtemps; peut-être même jamais. Mais après tout, qui s'en soucierait ? Nous avons inventé des langages pour développer des logiciels. Peu importe la façon dont nous prononçons les mots-clefs,  la grammaire reste la même et compréhensible par tous. Nous n'avons jamais éprouvé le besoin de lui adjoindre une prononciation.

La particularité de cette langue est qu'elle repose presque exclusivement sur de la technologie, alors qu'une langue est généralement parlée en premier lieu. Mais cette curiosité n'est pas tant une bizarrerie qu'une habitude. En effet, nous ne nous interrogeons plus sur la douche chaude ou la cuisson de nos aliments. Pourtant, ces comportements naturels ne le sont pas tant que cela. Ils requièrent un grand nombre de technologies et de pré-requis sous-jacents. Nous les avons tellement intégrées à notre quotidien qu'ils en deviennent naturels. De la même façon, cette langue écrite, si elle finissait par être utilisée, finirait par devenir tellement naturelle que ça ne nous étonnerait même plus qu'elle soit décorrelée de l'oral.

Il n'en demeure pas moins que, à l'heure actuelle, nous la voyons émerger progressivement, là, juste sous nos yeux. Même si nous avons l'habitude de voir des langues évoluer –en réalité plus du changement de vocabulaire que de réelles modifications structurelles– nous avons aujourd'hui la chance unique de voir une langue apparaître. Une langue née à la fois de l'usage massif d'une nouvelle technologie, mais aussi par la communication étendue entre les individus.